Où en est-on du débat sur les droits intellectuels et Internet ?

Un petit point sur les termes de débat concernant la loi DADVSI, par Philippe Aigrain (dont nous ne nous lassons pas de reproduire les interventions, espérant ainsi contribuer modestement à élargir le cercle de ses lecteurs).

L’illustration de Kaya est issue de notre wiki dédié au projet de loi DADVSI.

Le vote surprise d’un amendement concernant partie de la mise en place d’une licence légale pour l’échange pair à pair de fichiers musicaux ou cinématographiques suscite moulte tribunes où chacun se précipite au secours d’un droit d’auteur qui aurait soudain été mis en danger. On pourrait laisser passer l’orage des contre-vérités, des fausses représentations de l’amendement ou des projets de ceux qui l’ont porté, souffrir en silence de voir des acteurs respectables abonder à ce flot.

Mais on ne saurait accepter que les termes de débat sur ce qui est en jeu en matière de droits intellectuels, et en particulier dans les dispositions de la loi DADVSI sombrent dans la confusion la plus totale. Voici une petite piqûre de rappel pour éviter que l’acquis de plusieurs années de débat de société (débat conduit malgré l’autisme du gouvernement) ne soit enseveli :

  • Un enjeu particulier de la loi DADVSI (texte supposé transposer la directive "Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information") est de savoir jusqu’où il est permis d’aller en matière de mesures répressives et de police privée technologique pour les seuls besoins de la préservation et de l’expansion des modèles commerciaux d’un très petit nombre de multinationales des médias.
  • L’invocation de la diversité culturelle par les défenseurs de la loi frise l’obscénité dans un domaine (la musique) où 80% de l’offre mondiale est contrôlée par 4 sociétés qui sont les principales demandeuses de ses dispositions.
  • Le débat actuel fait apparaître un phénomène réjouissant et deux phénomènes très préoccupants :
    • Une qualité de débat au sein du parlement et un degré d’écoute des parlementaires à l’égard des débats sociétaux qui est assez réjouissante. Malheureusement, cette qualité de débat n’a jusqu’à présent existée que sur des débats thématiques où les repères habituels sont bousculés et semble s’évaporer dès que l’on touche aux grands choix politiques, sociaux et fiscaux. Il faudra travailler avec les politiques qui le souhaitent à remonter à partir de dossiers comme celui-ci vers des ensembles cohérents de choix politiques.
    • Une pénétration de lobbies (très précisément en France Vivendi-Universal et ses différentes casquettes comme le SNEP et à un moindre degré Microsoft et ses différentes casquettes comme BSA) dans l’appareil d’Etat, les représentants de ces lobbies écrivant les textes législatifs, les approuvant à titre consultatif et organisant la mobilisation de créateurs dépendants lorsqu’il apparait que leur plan est éventé. Malheureusement, certaines personnes liées aux mêmes lobbies occupent également des positions clé sur ces sujets dans les partis politiques, et il est urgent que ceux-ci mettent les choix de responsables en accord avec leurs positions s’ils veulent être crus quand ils dénoncent les écuries d’en face.
    • Des positions assez surprenantes de la part de certains commentateurs qu’on attendrait un peu plus attentifs, comme Jean-Michel Frodon, directeur de la rédaction des Cahiers du Cinéma qui dans Libération d’aujourd’hui n’hésite pas à présenter les développeurs des logiciels libres comme relevant des brevets (par opposition au droit d’auteur). Tout le monde peut se tromper...

  • Le même Jean-Michel Frodon critique la licence légale comme coupant la relation directe entre public, oeuvre et auteur. Sur ce point, il y a un débat plus profond, qu’il ne faut pas esquiver. La question est de savoir si l’existence d’un coût marginal pour l’accès à une oeuvre est une condition nécessaire de l’évaluation des oeuvres par le public. Dans le cas de la licence légale, la rémunération des créateurs et producteurs est en relation avec les faveurs du public, tout comme pour la redistribution des redevances sur les supports vierges. Mais il est exact que la collecte des sommes à redistribuer est forfaitaire (il n’y a donc pas de coût marginal à l’accès à une oeuvre donnée). C’est le cas également pour tous les mécanismes d’abonnement comme ceux de certaines offres dites légales de téléchargement, pour Canal+ ou pour les cartes d’abonnement aux salles de distribution. Est-ce un problème ? Cela dépend à mon sens essentiellement du contexte et des libertés d’usage. S’il s’agit d’être un spectateur passif comme dans tous les exemples que je viens de citer, le paiement forfaitaire a tous les défauts possibles. Mais ceux qui acquitteront la licence légale (dont je rappelle que je souhaite personnellement qu’elle ne soit pas optionnelle mais seulement assortie d’exemptions sur critères sociaux) ne paieront pas pour accéder aux oeuvres. Ils paieront pour qu’on leur foute la paix, qu’on les laisse échanger avec leurs amis et ceux qui peuvent le devenir : ils payeront pour partager ce qu’ils aiment, construire des commentaires, des évaluations, des critiques. Et s’ils ne partagent pas directement, ils paieront (si on suit ma proposition concernant le caractère non-optionnel) pour qu’existe une liberté sociale, pour que chacun soit libre de partager ce qu’il aime. Les réseaux pair à pair et les autres mécanismes coopératifs liés à Internet ne font pas disparaître les auteurs, leur reconnaissance et celle de leurs oeuvres, bien au contraire. Enfin, JMF a tort de présenter la licence légale comme "paiement du tuyau, pas de ce qui en sort". Le paiement du tuyau c’est ce qui se passe aujourd’hui, sans licence légale, et ce qui se passera demain si on laisse l’accès sur Internet se développer sous la forme des accords entre fournisseurs d’accès et détenteurs de droits protégés contre la concurrence par la police des usages.
  • Parmi les enjeux fondamentaux, il y a celui des droits qui méritent protection contre les abus des restrictions d’accès. Oui, la recherche, l’enseignement, la citation pour tous les médias y compris audiovisuels et dans les proportions nécessaires à l’usage qu’on en fait, les besoins des handicapés, la mise à disposition par les bibliothèques, tout cela mérite d’être délivré des restrictions sans avoir à mendier une permission. En termes de droits intellectuels, cela s’appelle des exceptions. Où êtes-vous beaux esprits de la culture pour les réclamer ? Heureusement parmi les 142000 signataires de la pétition eucd.info, des dizaines de milliers d’artistes, de techniciens, d’archivistes et de professions culturelles montrent que les générations qui suivent sauront nous faire respirer dès votre retraite.
Philippe Aigrain

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